Le couple
face au miroir

Ana Steele

ou la révolution du plaisir féminin

 
 
- C’est tout ce qui t’intéresse chez moi ? Mon corps ?
- Ton corps, et ton insolence.

Cinquante nuances de Grey, tome 1

Janine Mossuz-Lavau

 Cinquante nuances de Grey parvient ainsi à encoder dans le personnage d’Ana simultanément un besoin d’affirmation de soi, une quête d’émancipation personnelle à travers la sexualité et un désir de soumission au pouvoir sexuel et à la protection d’un homme. 

Eva Illouz, Professeur de sociologie à la Hebrew University de Jérusalem, Auteur de « Hard Romance, Cinquante nuances de Grey et nous » (éd.Seuil) (Crédit photo: Susanne Schleyer)

 

Anastasia Steele rougit, se mord les lèvres, lève les yeux au ciel, mais derrière ses allures d’étudiante modèle, la jeune femme cache un petit caractère de cochon qui n’est pas pour déplaire à Christian Grey. Son insolence, qui lui vaut bien des punitions, contraste singulièrement avec sa soumission sexuelle.« On a parlé d’un contenu rétrograde, faisant faire marche arrière à la sexualité féminine, mais les fantasmes, féminins comme masculins, sont encore très marqués par des clichés comme la vierge soumise et l’homme dominant, paternaliste, initiateur », analyse la sexologue Ghislaine Paris.

Ces fantasmes n’empêchent pas les femmes modernes de vouloir mener une vie professionnelle épanouissante, d’être indépendantes et de refuser la domination masculine… dans leur vie sociale. «Ce ne sont pas des désirs contradictoires, estime Elisa Brune, auteur de La Révolution du plaisir féminin (éd. Odile Jacob). Il y a en chacun un moi rationnel, un moi émotionnel et un moi érotique qui a été nié pour les femmes pendant des siècles. Si ce livre a eu autant de succès, c’est parce qu’il arrive au moment où ce moi érotique arrive à s’exprimer. » Toutefois, Elisa Brune souligne que le livre « aurait été vraiment novateur si l’héroïne avait développé une vie érotique indépendamment de la notion d’amour et d’attachement. »

Ambitieuse, amoureuse, sexy, Ana Steele incarne une femme moderne qui revendique ses désirs sans renier son romantisme. On lui a reproché sa naïveté, voire sa niaiserie, mais Anastasia Steele n’avait pas vocation à être une icône féministe. « Même si le fond de l’histoire n’est pas féministe, ce qui l’est pour les lectrices est d’assumer leur sexualité », estime Isabelle Solal, éditrice de sagas « new romance » chez Hugo&Cie.

Christian Grey,

ou la redéfinition de la virilité

 
 
Cet homme superbe et abîmé, à qui j’ai autrefois songé comme mon héros romantique – fort, renfermé, mystérieux –, possède tous ces traits de caractère, mais il est également fragile, solitaire et plein de haine envers lui-même.

Cinquante nuances plus sombre, tome 2

 Christian Grey incarne l’homme moderne tel que les femmes le perçoivent aujourd’hui: profondément ambigu (difficile à cerner), inconstant (indécis dans ses sentiments), à la fois prévenant et inquiétant, protecteur et blessant, vulnérable et puissant. 

Eva Illouz, Professeur de sociologie à la Hebrew University de Jérusalem, Auteur de Hard Romance, Cinquante nuances de Grey et nous (éd.Seuil)

 

Mais pourquoi est-il si méchant ? Le beau Christian Grey est autoritaire, sûr de lui en toutes circonstances, impitoyable en affaires, tranchant avec les femmes. « Je ne fais pas l’amour. Je baise… brutalement», intime-t-il à Anastasia dès le premier tome du roman. «Le personnage de Christian est une illustration allégorique de la sexualité sérielle et récréative qui en est venue à caractériser la masculinité au fil du XXe siècle», estime la sociologue Eva Illouz dans son essai Hard romance, Cinquante nuances de Grey et nous (éd.Seuil). Christian Grey incarnerait donc l’homme qui prend les femmes et les jette pour son seul plaisir égoïste.

Incapable d’aimer et de s’engager dans une relation sentimentale, le terrible M. Grey va cependant s’adoucir devant l’obstination d’Anastasia : « L’énigme centrale qui entraîne les lectrices dans l’histoire se résume à la question suivante, une question qui se pose presque toujours aujourd’hui lorsque commence une liaison: cette relation est-elle seulement sexuelle ? Veut-il « plus » ? Cette histoire « signifie »-t-elle quelque chose, ou est-elle « sans importance » ? », poursuit Eva Illouz.

Faisant écho aux « sex friends » et aux aventures sans lendemain qui se banalisent, l’histoire de Christian et Ana rassure néanmoins les femmes sur la capacité des hommes à tomber réellement amoureux. « Cela fait partie de la romance qu’on rêve de construire, de la belle histoire de l’homme dur sans sentiments qui est en fait très sensible », commente la sexologue Ghislaine Paris. Une belle histoire qui pourrait aussi symboliser une évolution des rapports hommes-femmes : « Les hommes sont tout autant victimes que les femmes d’un formatage qui leur fait imaginer la virilité plus proche de Don Juan que d’une sexualité profondément ressentie et juste, estime Elisa Brune, auteur de La Révolution du plaisir féminin (éd. Odile Jacob). Les rôles masculins et féminins commencent aujourd’hui à s’équilibrer: nous devrions être tous libres et égaux devant la sexualité. »

 
 
Obéissance : La Soumise obéira immédiatement et avec enthousiasme à tous les ordres donnés par le Dominant. La Soumise acceptera toute activité sexuelle estimée opportune et agréable par le Dominant, à l’exception des activités figurant dans la liste des limites à ne pas franchir (Annexe 2).

(Cinquante nuances de Grey, tome 1)

 

Domination - soumission : Un contrat pour mieux s’aimer ?

Une femme qui paraît faible mais qui se révèle forte, un homme qui semble tout puissant mais qui laisse apparaître de profondes failles… Cinquante nuances de Grey pourrait être une allégorie de l’évolution des rôles masculin et féminin dans la société. C’est la thèse de la sociologue Eva Illouz, qui en conclut que les pratiques BDSM (bondage-domination-sadomasochisme) seraient une solution pour maintenir le désir dans cette nouvelle donne sociale: dans son analyse, le contrat strict conclu entre dominant et soumise (ou dominante et soumis) permet de clarifier qui fait quoi dans des couples où hommes et femmes revendiquent l’égalité.

Pour la sexologue Ghislaine Paris, ce genre d’accord permet de «rejouer un rôle stéréotypé féminin ou masculin, qui fonctionne bien dans les fantasmes même s’il est dénoncé dans la réalité». Des hommes ou des femmes puissants et autoritaires peuvent ainsi avoir envie d’endosser le rôle d’esclave le temps d’un jeu: «On peut être très féministe et très soumise dans sa vie sexuelle, ce sont deux choses complètement différentes», souligne Alexia Bacouel, qui anime le Cabinet de curiosité féminine.

Les adeptes du BDSM font tous une distinction très claire entre ces rôles à visée fantasmatique et leur personnalité sociale. «Dans le BDSM, il y a une déconnexion de la réalité, une échappatoire au contrat social par un autre contrat que l’on choisit», note Gala Fur, qui endosse régulièrement le rôle de «domina» dans sa combinaison de latex. «Les jeux BDSM permettent de mettre entre parenthèses les codes sociaux. Un homme peut par exemple s’autoriser à essayer la sodomie sans qu’il soit jugé sur sa virilité», note Miguel, du magasin Dèmonia à Paris, spécialiste du BDSM.

 
 
L’égalité aurait provoqué le tarissement du désir sexuel.

Eva Illouz, Professeur de sociologie à la Hebrew University de Jérusalem,
Auteure de Hard Romance, Cinquante nuances de Grey et nous (éd.Seuil)

 
 

Pour le psychologue et sexologue Pascal de Sutter, ces jeux de rôle peuvent même avoir un effet thérapeutique: «Des hommes "roses" qui sont devenus trop tendres, doux, attentionnés, peuvent ainsi redevenir des mâles dominants, ce qui peut améliorer leurs érections et donc la satisfaction de la femme. De même, des femmes trop dans le contrôle de leur vie peuvent ainsi retrouver leur réceptivité féminine et atteindre l’orgasme.»

Une vision un peu caricaturale pour Elisa Brune, auteur de La Révolution du plaisir féminin (éd.Odile Jacob) : «On peut avoir des fantasmes dans tous les sens, ils ne disent rien sur le moi social. Tous les cas de figure sont dans la nature, il y a des hommes très puissants qui adorent la soumission au lit et d’autres pas du tout.» Gala Fur insiste également sur la grande diversité des personnalités qui endossent les rôles de dominant et de soumis: non, tous les PDG ne se font pas fouetter et toutes les femmes discrètes ne se transforment pas en maîtresses toutes puissantes. «L’intérêt de ces rôles est de jouer avec, de les inverser, d’en changer. Toute forme de jeu est bonne pour la libido», rappelle la sexologue Ghislaine Paris.